En tout cas, câest Ă partir de lâItalie quâil vaut mieux aborder la montĂ©e pour sây rendre. Sur la route qui relie Aoste au Col du Grand Saint-Bernard, Ă 2350 m en contrebas du col, un parking en terre battue introduit Ă gauche Ă lâalpage du Baou. LĂ plusieurs chemins se dirigent vers la crĂȘte frontiĂšre : choisir celui le plus Ă droite qui mĂšne Ă la FenĂȘtre dâen Haut ou Col de Fonteinte (2725 m). Le dĂ©nivelĂ© est donc de moins de 400 m, guĂšre plus pour la TĂȘte de Fonteinte (2775 m).
Des roches de la Pangée
Sur ces prairies dâaltitude, entre cordons morainiques et anciens glissements enherbĂ©s, la marche est tranquille, agrĂ©mentĂ©e en automne dâexcellentes myrtilles.
Une petite surprise intervient vers 2500 m quand on traverse un replat Ă gros blocs Ă©boulĂ©s peut-ĂȘtre dâune falaise de DrĂŽne. Sur leur face plane, certains blocs finement feuilletĂ©s sont parsemĂ©s de « boutons » en relief, de forme arrondie ou ovale, quâon reconnait comme des cailloux de quartz un peu dĂ©formĂ©s. Dâautres blocs montrent en coupe leur texture conglomĂ©ratique.
Cette vivacitĂ© dâune roche dĂ©jĂ polychrome au dĂ©part permet au randonneur de se faire une vision dâensemble du terroir sur lequel il marche. Dâest en ouest, lâarĂȘte devant nous montre Ă droite le socle continental, avec des gneiss/micaschistes aux jolis rubans blancs de quartz provenant vraisemblablement du « ventre » de la chaĂźne hercynienne, active au PalĂ©ozoĂŻque avant les Alpes ; de nombreux blocs gisent dans les prĂ©s au dĂ©but de notre randonnĂ©e. Ensuite quelques blocs Ă©boulĂ©s nous dĂ©voilent comment ces montagnes ont Ă©tĂ© dĂ©molies par lâĂ©rosion et accumulĂ©es dans les bassins en bas de la chaĂźne : ce sont nos conglomĂ©rats dĂ©formĂ©s.
Enfin, Ă notre gauche (ouest) affleure lâancienne couverture sĂ©dimentaire : des lambeaux de la grande plaine permo-triasique succĂ©dĂ©e Ă la chaĂźne hercynienne, avec des argilites charbonneuses (noires) et des quartzites tabulaires (blanches) provenant des marĂ©cages et des lagunes de la PangĂ©e.
Des traces de lâantiquitĂ© ?
Plus haut, en contrebas de la crĂȘte, un sillon sâallonge Ă mi-cĂŽte, un peu inclinĂ©, un peu en porte-Ă -faux sur la pente, partiellement recouvert par le glissement du talus supĂ©rieur. On dirait une Ćuvre de dĂ©fense. Si par contre il sâagit dâun processus naturel, il est difficile dâen Ă©tablir le dĂ©roulement.
Une sĂ©rie de fonds de cabane est visible plus haut dans lâensellement mĂȘme du col. Leurs caractĂ©ristiques font penser Ă des constructions trĂšs anciennes, mais la localisation sur un col de passage (et plus rĂ©cemment de frontiĂšre) impose beaucoup de prudence.
Des fouilles avec prĂ©lĂšvement de bois ou de charbons pourraient prĂ©ciser lâĂ©poque de frĂ©quentation et Ă©ventuellement la destination de ces Ă©difices.
Des travaux industriels anciens insoupçonnables à cette altitude
En montant du col Ă la TĂȘte de Fonteinte, une mine dâhĂ©matite (oxyde de fer anhydre) apparaĂźt vers la droite (du cĂŽtĂ© valaisan), sur les rochers de la cĂŽte nord-est, avec ses dĂ©blais couleur rouille. De la sidĂ©rite a aussi Ă©tĂ© signalĂ©e par les auteurs suisses.
Cette mine fĂ»t dĂ©jĂ illustrĂ©e par lâabbĂ© Murith Ă H. B. De Saussure en 1786. Elle est aussi cartographiĂ©e dans lâAtlas gĂ©ologique suisse.
LâentrĂ©e de la mine est Ă©croulĂ©e, mais des Ă©chantillons brillants, riches en hĂ©matite, sont Ă©talĂ©s devant lâancienne galĂ©rie.
Un peu plus haut, un rocher minĂ©ralisĂ© est aussi visible : il livre de nombreux cristaux oxydĂ©s de pyrite, il prĂ©sente des traces d’exploration mais il semble nâavoir jamais Ă©tĂ© exploitĂ©.
Ă lâextrĂ©mitĂ© sud du replat sommital, Ă la grande surprise de tout visiteur averti, se trouvent les restes dâun fourneau Ă base circulaire, les murs en pierre sĂšche encore hauts de prĂšs dâun mĂštre et demi. Le matĂ©riel de construction est constituĂ© de plaquettes de schiste grĂ©seux, alignĂ©es elles aussi sur une Ă©paisseur dâun mĂštre et demi. Une belle coulĂ©e de scories rougeĂątres habille la base ouest du four, bien visible mĂȘme par Google Earth.
Encore Ă cĂŽtĂ©, un tas de plaquettes blanches de calcaire dolomitique semble prĂȘt pour lâutilisation comme rĂ©ducteur chimique ; ce calcaire provient dâun petit filon en contrebas.
Pour complĂ©ter le tableau, le sillon (faille N-S cartographiĂ©e) en travers de la crĂȘte qui abrite le fourneau est pourvu dâun affleurement dâanthracite, apparemment de bonne qualitĂ© comme combustible.
Sur la base de ces donnĂ©es, nous pouvons imaginer la construction dâun bas-fourneau entre le XVIIIe et le XIXe siĂšcle pour la fusion de lâhĂ©matite.
Ce fourneau pouvait etre alimentĂ© par de lâanthracite, combustible non idĂ©al mais utilisĂ© parfois et bien disponible. Par contre ni la pyrite ni apparemment la sidĂ©rite n’ont Ă©tĂ© prises en considĂ©ration.
Pendant la pĂ©riode napolĂ©onienne, lâacheminement des produits du four pouvait se faire des deux cĂŽtĂ©s de la chaĂźne puisque les territoires Ă©taient unifiĂ©s. LâhypothĂšse dâun four Ă chaux, avancĂ©e par deux des auteurs citĂ©s, nous paraĂźt moins probable du fait de la prĂ©sence de scories, et du faible intĂ©rĂȘt ici dâune production qui pouvait se faire bien plus confortablement Ă plus basse altitude.
Se méfier des idées reçues
Sur ce replat perchĂ© Ă 2770 m dâaltitude nous avons donc la confirmation du savoir-faire des montagnards qui exploitent plusieurs ressources Ă la fois pour pallier aux contraintes dâun environnement sĂ©vĂšre. Si notre analyse est correcte, Ă partir de trois substances naturelles (hĂ©matite, calcite, anthracite), chacune en soi difficile Ă utiliser Ă cette altitude, ils ont pu obtenir par combinaison un produit Ă©conomiquement valable.
Dâailleurs, cette concentration en un petit espace de plusieurs ressources minĂ©rales ne se vĂ©rifie gĂ©nĂ©ralement quâen montagne. Nous avons ainsi un indice ultĂ©rieur que dans son histoire la montagne alpine, loin dâĂȘtre inĂ©luctablement Ă©cartĂ©e du dĂ©veloppement, entreprend des initiatives dynamiques dĂšs quâelle peut jouir de sa libertĂ© dâaction.
Remerciements
Je tiens à remercier le géologue Paolo Castello qui nous a accompagnés sur le site et nous a indiqué les textes déjà publiés à ce sujet.
Bibliographie consultée
Oulianoff N., TrĂŒmpy R. (1958) â Atlas gĂ©ologique de la Suisse 1 : 25000, feuille Grand Saint-Bernard. Office fĂ©dĂ©ral des Eaux et de la GĂ©ologie, Bern
Gouffon Y. (1993) â GĂ©ologie de la nappe du Grand Saint-Bernard entre la Doire BaltĂ©e et la frontiĂšre suisse. MĂ©moires de GĂ©ologie (Lausanne) 12, 147 pages, cartes h. t.
Benedetti S., Curdy Ph. (2008) â Prospections au Col du Grand Saint-Bernard : voies dâaccĂšs et passages latĂ©raux. In : Une voie Ă travers lâEurope, Fort de Bard : 377-390
Ansermet S., Meisser N. (2013) â Le plus haut four Ă chaux de Suisse (2770 m), et les mines de la TĂȘte de Fonteinte, Val Ferret, Valais. Minaria Helvetica 33 : 29-42