On appelle subduction le glissement plongeant dâune plaque dans le manteau, et donc sous une autre plaque. Câest lâissue normale des plaques ocĂ©aniques, crĂ©Ă©es au niveau des dorsales chaudes et dĂ©truites au niveau des marges froides. La subduction ocĂ©anique est bien reprĂ©sentĂ©e dans les Alpes, et une reconnaissance sur le terrain y est suggĂ©rĂ©e dans ce site. Moins courante est la subduction entre deux plaques continentales : dans ce cas, il leur est difficile de plonger Ă cause de leur faible densitĂ© par rapport au manteau. Sur notre planĂšte, la subduction continentale, sous formes diffĂ©rentes, se dĂ©veloppe quand mĂȘme sur quelque 12.000 km. En prenant lâexemple des Alpes, la subduction continentale nâaffecte que le bord de la plaque plongeante, mais aussi, si les hypothĂšses classiques sont exactes, le bord de la plaque supĂ©rieure. En profondeur lâensemble de ce matĂ©riel continental se retrouve en dĂ©sĂ©quilibre ; la subduction se transforme aussitĂŽt en collision suivie dâexhumation. Une exhumation assez rapide pour que la roche ramenĂ©e en surface garde souvent les assemblages insolites et rĂ©vĂ©lateurs que nous allons dĂ©tecter.
1. ArrĂȘt de Quincinetto â lieu-dit Chiapetti (fig. 1)
Objet n° 1
Situation
Il sâagit dâun bloc de dimension mĂ©trique en bord de route et sur la rive de la Doire. Ce nâest donc pas un affleurement. Sur cet arrĂȘt les objets suivants ne le seront pas non plus.
NĂ©anmoins, sur ce rocher les angles sont vifs et les arĂȘtes coupantes : le transport nâa pas Ă©tĂ© long, et il ne sâest pas effectuĂ© dans lâeau de la riviĂšre. Par la morphologie et par lâaffinitĂ© lithologique il a Ă©tĂ© Ă©tabli que ces blocs se sont Ă©boulĂ©s Ă partir de la paroi rocheuse ci-dessus.
Les minéraux
Ce que lâon voit du premier abord câest le mica blanc omniprĂ©sent qui brille au soleil (fig. 2). Les feuillets de mica, assez grands et trĂšs serrĂ©s entre eux, sâordonnent en bandes, lentilles, virgules, plis arrondis ou anguleux Ă toutes les Ă©chelles sur toute la surface, avec des orientations prĂ©fĂ©rentielles. Nous savons dĂ©jĂ que le mica rĂ©vĂšle et exalte les contraintes : la roche a Ă©tĂ© soumise Ă des tensions dâintensitĂ© et direction variables.
Le mica est un minĂ©ral riche en silice. Il contient toujours du potassium et de lâaluminium, ce qui en fait un minĂ©ral typique de la croĂ»te continentale. Nous ne lâavons pas rencontrĂ© hier dans la plaque ocĂ©anique profonde. Le mica est abondant dans certains mĂ©tasĂ©diments ocĂ©aniques, il est vrai, donc nous n’avons pas encore l’assurance absolue de nous trouver dans une ancienne croĂ»te continentale. Mais le protolithe le plus probable doit ĂȘtre cherchĂ© parmi les roches continentales : sĂ©diments argileux, certains granites, schistes. En revanche, Ă lâĆil nu rien ne nous renseigne sur lâintensitĂ© du mĂ©tamorphisme, qui est de faible pression en gĂ©nĂ©ral pour les micas mais peut monter Ă haute pression dans le cas des phengites, micas blancs ferrifĂšres.
De petits filons de quartz, millimétriques à décimétriques, tordus et déformés, sillonnent le rocher. Ils contribuent à rendre siliceuse la masse rocheuse.
En se penchant un peu du cĂŽtĂ© de la riviĂšre, dâautres minĂ©raux apparaissent. Une grosse lentille sombre en haut, un rognon bleu foncĂ© en bas Ă droite (fig. 3). Sur la surface fraĂźche de ce dernier, le minĂ©ral bleu foncĂ© apparaĂźt en fines aiguilles strictement adossĂ©es ou enchevĂȘtrĂ©es, concentrĂ© en bandes centimĂ©triques sĂ©parĂ©es par des niveaux de mica, de quartz ou dâun autre minĂ©ral vert. Une fois dĂ©tectĂ©, le minĂ©ral bleu se reconnait aussi en petits agrĂ©gats aciculaires parsemĂ©s parmi les feuillets de mica. Avec une loupe et un peu de chance, la section en losange et les clivages Ă 120° peuvent ĂȘtre reconnus : il sâagit bien dâune amphibole, donc dâun minĂ©ral ferromagnĂ©sien et hydroxylĂ© (prĂ©sence dâeau dans son environnement originaire). La couleur nous aide Ă prĂ©ciser son identitĂ©Â : nous sommes en prĂ©sence dâamphibole bleue ou glaucophane.
Le glaucophane se forme Ă des pressions (donc Ă des profondeurs) assez Ă©levĂ©es mais surtout Ă des tempĂ©ratures trĂšs modĂ©rĂ©es : il craint la chaleur. Le glaucophane nous fixe sur lâenvironnement thermodynamique de formation de la roche, et donc sur le scĂ©nario de cette Ă©tape de la formation des Alpes.
La liste des minéraux de ce rocher comprend aussi des cristaux verts mieux observables sur les objets suivants, des grenats, des épidotes et des carbonates dont la signification sera discutée plus loin.
Sur ce premier objet nous pouvons conclure que la masse rocheuse le comprenant appartenait probablement Ă une plaque continentale, et quâelle se situait Ă proximitĂ© de sources mantelliques (elle Ă©tait relativement riche en matĂ©riel ferromagnĂ©sien). Ensuite la masse rocheuse a Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e Ă une certaine profondeur dans un systĂšme Ă trĂšs faible gradient gĂ©othermique.
Objet n° 2
Situation
comme pour lâobjet n° 1.
Minéraux
Toute la surface orientĂ©e au Sud expose surtout les glaucophanes et les grenats dĂ©jĂ vus (fig. 4), accompagnĂ©s dâun minĂ©ral vert qui ne montre pas volontiers son habit cristallin. Il montre quand-mĂȘme des clivages Ă angle droit, faisant penser aux pyroxĂšnes. Il sâagit en fait dâun pyroxĂšne sodique qui remplace les plagioclases Ă grande profondeur. En effet, ces pyroxĂšnes sont stables Ă trĂšs haute pression et en gĂ©nĂ©ral ils se dĂ©sĂ©quilibrent Ă des profondeurs infĂ©rieures Ă 40 km.
La formule de ce pyroxĂšne est fondamentalement celle simple de la jadĂ©ite, mais elle peut sâenrichir en ferromagnĂ©siens donnant lieu Ă lâomphacite. Avec le grenat, lâomphacite constitue par dĂ©finition lâĂ©clogite basique ; avec le quartz, la jadĂ©ite constitue par dĂ©finition lâĂ©clogite acide. Nous discuterons sur ces objets Ă©clogitiques basiques et acides dans les prochains arrĂȘts.
ĂĂ et lĂ , des figures de dĂ©formation apparaissent sous forme de « boudins » et nodules (fig. 5) : ces figures sont soulignĂ©es par des fines lentilles claires dâĂ©pidote beige ou jaunĂątre, minĂ©ral liĂ© Ă la prĂ©sence dâeau, qui baisse le niveau mĂ©tamorphique, ou Ă la dĂ©compression pendant la remontĂ©e de la roche.
Du cÎté de la riviÚre (fig. 6), le rocher montre en section la série de bandes stratiformes tordues avec beaucoup de mica blanc que maintenant nous pouvons appeler phengite du fait de la pression subie (les analyses le confirment aussi). Des inclusions arrondies de pyroxÚne, en relief et aux contours trÚs nets, sont aisément identifiables (fig. 7).
Le glaucophane est présent en bandelettes et il est aussi dispersé dans les lentilles micacées.
La conclusion maintenant est plus prĂ©cise : une nappe continentale a bien rejoint les profondeurs de la subduction (prĂ©sence dâomphacite) avant de remonter en surface.
Ăchantillonnage
Les rives de la Doire sont riches en échantillons intéressants, provenant de tout le bassin versant à partir du Mont-Blanc. En revanche, les échantillons concernant la subduction continentale ne proviennent que des parois qui nous dominent, et ils sont assez rares.
2. ArrĂȘt dâIvozio
Situation (fig. 8)
Ă la base de la paroi rocheuse parsemĂ©e de vignobles, une dalle de roche sombre, faiblement inclinĂ©e et joliment polie par les glaciers plĂ©istocĂšnes, soutient une vigne. Il sâagit de lâaffleurement dâune roche en place mesurant une dizaine de mĂštres de long, en continuitĂ© avec la paroi rocheuse supĂ©rieure.
Minéraux
PyroxÚne sodique, grenat et glaucophane (fig. 9) en beaux cristaux centimétriques constituent la masse de la roche. Le pyroxÚne sodique cristallise ici en baguettes vertes. Phengite et épidote sont quasiment absents.
Lâensemble de ces minĂ©raux nous Ă©voque un protolithe basaltique Ă la base de la croĂ»te continentale. Nous avons ainsi atteint les niveaux profonds de la plaque continentale passĂ©e en subduction.
Lâensemble des Ă©clogites continentales de la rĂ©gion a Ă©tĂ© datĂ© sur les micas et les zircons Ă la limite CrĂ©tacĂ©-Tertiaire (65 ± 5 Ma) (Rubatto et al., 1999), Ăąge du pic mĂ©tamorphique et donc de la subduction. Lâexhumation a Ă©tĂ© datĂ©e entre 33 et 30 Ma (traces de fission, inclusions fluides, rhĂ©ologie du quartz) (MalusĂ et al., 2006) avec une vitesse moyenne de remontĂ©e de 0,2 cm/an qui a permis de garder intactes les paragenĂšses Ă©clogitiques.
3. ArrĂȘt de Lillianes â bord du Lys
Situation (fig. 10)
Plusieurs blocs dans le lit du torrent, polis et arrondis par le transport.
PĂ©trographie
La texture de la roche pointillĂ©e de blanc attire notre attention : il sâagit incontestablement dâun ancien ensemble granitique (fig. 11), modĂ©rĂ©ment dĂ©formĂ© en litages (gneiss). La structure granulaire, rĂ©guliĂšre, est reconnaissable par les grains blancs de quartz, alors que les autres cristaux sombrent dans une alternance de rose (grenat) et de verdĂątre (jadĂ©ite). Des bandes blanches (mĂ©ta-aplites) se peuplent de beaux grenats centimĂ©triques (fig. 12), alors que de trĂšs nombreuses inclusions basiques plus sombres (anciennes biotites/amphiboles) tachent ou sillonnent les blocs.
La rĂ©action principale intervenue sur les anciens granites pour donner ces Ă©clogites acides est : plagioclase sodique donne jadĂ©ite plus quartz. Lâeau est absente de la rĂ©action, indice ultĂ©rieur dâune subduction continentale.
Des pyroxénites sont repérables dans le lit du torrent.
4. ArrĂȘt de Colombit
Situation (fig. 13)
En bord de route, front de taille dâune ancienne carriĂšre de marbre.
Minéraux
Le marbre ancien est blanc Ă grain fin. Du mica brille dans tous les blocs cassĂ©s au sol. Le front de taille montre des taches vertes trĂšs plissĂ©es et boudinĂ©es, quâon peut mouiller pour mieux faire ressortir les couleurs (fig. 14). Les cristaux visibles sont des bĂątonnets dâamphibole : il sâagit dâinclusions basiques. Lâassociation dâun minĂ©ral dâorigine sĂ©dimentaire superficielle comme le calcaire (ici recristallisĂ© en marbre) avec une roche dâorigine magmatique profonde comme le basalte (ici recristallisĂ© en amphibolite) nâest pas un fait banal et il tĂ©moigne de conditions de dĂ©part de la plaque continentale assez inhabituelles.
En fait, en datant toutes les roches magmatiques de la marge africaine à la fin du Paléozoïque, certains évoquent pour notre secteur un amincissement crustal comme premiÚre manifestation des rifts destinés à fissurer la Pangée. La subduction serait intervenue plus tard sur notre nappe continentale « contaminée » par le manteau sous-jacent et tout proche.
Ce mĂ©lange, tout comme son Ă©quivalent lâophicalcite ocĂ©anique, est fort apprĂ©ciĂ© sur les marchĂ©s de pierre ornementale. Cet affleurement nous montre les modalitĂ©s de la subduction au niveau des couches supĂ©rieures de la croĂ»te continentale.
5. ArrĂȘt de Fontainemore â Jardin des roches
Collection de roches issues de la subduction. Pique-nique.
6. ArrĂȘt de Pontboset
Situation (fig. 15)
Affleurement de roche en place mise Ă dĂ©couvert par le torrent Ayasse sur la marge extĂ©rieure de la nappe continentale. Observation Ă partir du pont en bois de FrontiĂšre, en aval du chef-lieu. Lâaffleurement est de meilleure qualitĂ© en commune de HĂŽne au lieu-dit Le Tre Goye (fig. 16), mais le sentier de visite y est plus dangereux.
PĂ©trographie
Nous sommes au bord externe de la nappe continentale, proches de la nappe ocĂ©anique qui affleure en amont dans la vallĂ©e. Quartz, Ă©pidote et minĂ©raux du faciĂšs schistes-verts apparaissent dans lâaffleurement : ce sont des constituants habituels de la croĂ»te continentale. Plus haut, en lieu inaccessible aux cars, ce matĂ©riel continental est encore en faciĂšs Ă©clogitique avec quartz + jadĂ©ite, exploitĂ© dans la carriĂšre des Lauzes de Courtil.
En revanche, nous dĂ©couvrons ici lâintensitĂ© de la dĂ©formation sur nos roches (fig. 17). Une succession rĂ©guliĂšre et continue de fines bandes claires sâallonge Ă lâinfini en direction SW-NE. Le cisaillement ductile transpose sur de longues distances (plus de 4 km) ce secteur de la nappe continentale. Nous avons vu dans les arrĂȘts prĂ©cĂ©dents que la roche du secteur interne, bien que fortement rĂ©Ă©quilibrĂ©e dans le faciĂšs Ă©clogitique, nâĂ©tait pratiquement pas dĂ©formĂ©e. Quây a-t-il de nouveau ici par rapport au secteur interne de la nappe ?
Les deux nappes, continentale et ocĂ©anique, se sont enfouies en subduction Ă©tant dĂ©jĂ collĂ©es lâune Ă lâautre. La nappe ocĂ©anique, dans ce secteur reprĂ©sentĂ©e surtout par des sĂ©diments de haute mer, Ă©tait gorgĂ©e dâeau. Au cours de lâenfouissement, la pression croissante pouvait essorer la plaque ocĂ©anique et tremper tout le secteur. Lâeau baisse le degrĂ© mĂ©tamorphique et rend fluide, voire trĂšs fluide la roche qui glisse le long des directions des contraintes. Dans ce secteur de lâarc alpin, la direction tectonique principale est toujours NE-SW, parallĂšle Ă lâaxe de la chaĂźne. VoilĂ ce qui pourrait expliquer ces diffĂ©rences Ă lâintĂ©rieur de la mĂȘme nappe continentale.
Conclusion
Au cours des cinq arrĂȘts de la journĂ©e, nous avons pu observer la lithologie de diffĂ©rents niveaux dâune plaque continentale ayant subi dâabord une lamination tectonique (rĂ©duction en « nappe de socle ») et ensuite une subduction orogĂ©nique. La discussion Ă propos des affleurements et des blocs a concernĂ© soit la structure de la roche, en particulier les figures de dĂ©formation, soit la minĂ©ralogie, en particulier lâenregistrement minĂ©ralogique des Ă©tapes marquantes du parcours thermobaromĂ©trique P-T-t au cours de la subduction alpine (fig. 18).
Le faciĂšs Ă©clogitique est lâassemblage minĂ©ral qui correspond Ă lâarrivĂ©e de la roche dans la zone de subduction, zone froide (moins de 550°C Ă 40 km) et profonde dans la croĂ»te (jusquâĂ 70 km dans ce secteur). Les divers arrĂȘts ont concernĂ© des points oĂč cette roche Ă©clogitique non seulement avait atteint la surface aprĂšs son enfouissement, mais elle avait aussi prĂ©servĂ© lâassemblage minĂ©ral acquis Ă la profondeur maximale.